LA NÉGATION DE LA FEMME

Photogramme du film Kapo de Gillo Pontecorvo (1959), avec Emmanuelle Riva (source : Le Monde)

Lorsque les déportées arrivent au camp, et lorsqu’elles ne sont pas immédiatement gazées, elles subissent une première visite médicale, qui consiste essentiellement à les tondre, et donc à les priver, symboliquement, de leur féminité, que la chevelure ample a longtemps évoqué dans l’art pictural (plan 8). Les déportées sont ensuite déshabillées : les nazis nient ainsi leur droit à l’intimité. Cette mise à nu publique les humilie davantage.

Dessin d'Ella Liebermann-Shiber, déportée à Auschwitz, illustrant la tonte des prisonnière et leur tristesse face à cette perte symbolique (source : Infocenters)

Elles sont ensuite auscultées sur un lit médical dans des conditions peu hygiéniques. Les surveillants allemands n’éprouvent aucune compassion envers les prisonnières , effectuant leur tâche avec brutalité. Jeanine Morisse raconte : « J’essaie de passer ma main dans ce que je croyais être un reste de cheveux mais il n’y a que le vide et une bosse en haut du front car, en me tondant avec tant de douceur, ils ont décollé le cuir chevelu »1.

Les prisonnières doivent de nouveau subir plusieurs auscultations médicales durant leur séjour aux camps, étant convoquées par block au Revier (voir thème 1 : Refuser les soins, refuser l’humanité). Une fois arrivées, elles sont systématiquement contraintes de se déshabiller, une fois encore, et d’attendre dans le hall, y compris par grand froid. Tout cela, parfois, pour une simple vérification dentaire. Jeanine Morisse-Messerli précise à ce sujet : « soit disant pour voir nos dents (ils devaient chercher l’or des appareils) »2.

Dessin d'Ella Liebermann-Shiber, déportée à Auschwitz, illustrant la marche forcée de déportées nues, dans la neige, vers leur baraquement ou une chambre à gaz (source : Museumsinisrael)

Les femmes subissaient aussi des violences spécifiques dans les camps. Elles risquaient d’être violées par des gardes allemands, et de tomber enceintes. Peu de statistiques existent sur ces violences dirigées presque exclusivement contre les déportées femmes, essentiellement par le silence que les survivantes ont gardé, à leur retour, au sujet de ces expériences douloureuses. Récemment, la parole s’est libérée : des enfants et adolescentes victimes d’abus sexuels dans les camps se sont confiés dans le cadre d’un documentaire sorti en 2015, Screaming Silence3.

De plus, on estime qu’environ 35.000 prisonnières des camps ont été forcées à se prostituer, essentiellement des détenues de Ravensbrück, où Jeanine Morisse a été déportée, au bénéfice exclusif de certains prisonniers hommes des camps (les Kapo le plus souvent, jamais des prisonniers mâles juifs) car les prisonnières ordinaires sont émaciées et très affaiblies, et n’attirent pas les civils extérieurs au système concentrationnaire nazi4.

Elles étaient regroupées dans des baraquements à part. Certaines d'entre elles subissaient des stérilisations forcées, mais plusieurs tombaient enceintes. Elles sont fréquemment remplacées car tombent plus vites malades que les autres détenues, et sont généralement gazées au bout de quelques mois5. Les prostituées, forcées ou non, sont souvent mal vues par les autres détenues, jalouses d’éventuels traitements de faveur obtenus en échange. Nina Michailovna, une prisonnière russe, a ainsi déclaré: « Quand nous avons découvert qu'une fille de notre block a été choisie, nous l'avons attrapée et lui avons jeté une couverture sur elle et battue si fort qu'elle pouvait à peine bouger. Il n'était pas certain qu'elle se rétablirait. Elles voulaient juste avoir une vie meilleure et nous les punissions de cette façon »6.

Photo d’une survivante des camps montrant un tatouage imposé portant l’inscription feld-hure (“putain des champs”) (source : Museumsinisrael)

Dans le système concentrationnaire, les femmes détenues se voyaient nier le droit de maîtriser leur propre sexualité. Et plusieurs d’entre elles tombaient souvent enceintes.

Les nazis considéraient les enfants comme inutiles, devant être nourris sans pouvoir travailler en échange, et captant l’attention et l’énergie de leurs mères. Ainsi, au cours d’une consultation médicale, si une prisonnière était soupçonnée d’être enceinte, les médecins lui ordonnaient de quitter immédiatement Ravensbrück. Mais, après avoir accouché, la prisonnière était immédiatement renvoyée à Ravensbrück et l’enfant était élevé dans un orphelinat nazi. Après 1942, le degré d’horreur augmente : les femmes accouchent non plus à l’extérieur mais à Ravensbrück, et la plupart des enfants sont étranglés ou noyés à la naissance par l’une des infirmières prisonnières et ce devant leur mère7.

Dessin d'Ella Liebermann-Shiber, déportée à Auschwitz, montrant une détenue tentant de sauver son enfant d’une mise à mort par des gardes allemands (source : Museumsinisrael)

Dans l’ouvrage collectif Les françaises à Ravensbrück, nous pouvons lire : « En 1942, la conception du camp changea. Le but de la rééducation fut remplacé par celui du rendement du travail. Un médecin, le docteur Rosenthal, est alors nommé au camp ; il fait avorter les femmes enceintes de moins de huit mois (plus particulièrement les Allemandes enceintes de prisonniers étrangers). Le fœtus est brûlé directement dans la chaudière, parfois vivant... »8. Dans le système concentrationnaire nazi, la Femme est donc niée dans ce qu’elle a de plus précieux, la possibilité d’être mère, de sentir et de donner la vie.

Déportées russes et ukrainiennes avec leurs enfants, à la libération du camp de Ravensbrück (source : Thestar)

Finalement en 1944, les femmes sont autorisées à accoucher à Ravensbrück et à garder leur enfant. Malheureusement, la plupart des bébés meurent quelques jours après leur naissance9. « À la fin de la même année [1944], une nouvelle décision permit de laisser les nouveau-nés en vie, mais rien n'était prévu pour les accueillir. Les mères étaient censées les nourrir au sein, alors qu'elles n'avaient généralement pas de lait, ou un lait trop pauvre pour nourrir un bébé plus de quelques jours. C'est seulement en septembre 1944 que fut créée une chambre spéciale pour les enfants. Plus d'une centaine de nouveau-nés, venus au monde avant cette date, moururent donc de faim »10. De même que, dans les camps, les nazis nient l’Humanité des détenues, ils broient la Femme dans chacune de ses dimensions, et s’emploient à détruire toute manifestation de féminité.

POUR EN SAVOIR PLUS SUR LE SUJET

Jeanine Morisse, Là d’où je viens (souvenirs recueillis par Marie-Hélène Roques), Editions Empreinte, 2008

 

Témoignage collectif, Les françaises à Ravensbrück, Gallimard, 1965

 

American Association for the History of Nursing, Nursing History Review, Volume 11, 2003

 

François Berriot, témoignages sur la résistance et la déportation Autour de Jacqueline Pery d'Alincourt, 2007

1Jeanine Morisse, Là d’où je viens (souvenirs recueillis par Marie-Hélène Roques), Editions Empreinte, 2008, p.55

 

2Ibid, p.63

 

3“Des enfants de la Shoah victimes d’abus sexuels parlent”, timesofisrael.com, 2015

 

4“Les esclaves sexuels des Nazis : Nouvelle exposition de documents relatifs à la prostitution forcée dans les camps de concentration”, Der Spiegel, 15 janvier 2007

 

5Ibid

 

6 Thomas Gaevert et Martin Hilbert : Frauen als Beute ("Women as Booty"), 2004 (Documentaire de ARD)

 

7BS Encyclopédie, Les nouveaux nés, 2007-2010, www.encyclopedie.bseditions.fr

 

8Témoignage collectif, Les françaises à Ravensbrück, Gallimard, 1965

 

9American Association for the History of Nursing, Nursing History Review, Volume 11, 2003, p.132

 

10Témoignage collectif, Les françaises à Ravensbrück, Gallimard, 1965