RENCONTRE AVEC JEANINE MORISSE

SAMEDI 11 MARS 2017

Le samedi 11 mars 2017, l’équipe du site derriere-les-matricules-cnrd2017.fr (les 4 élèves inscrits  au Concours National de la Résistance et de la déportation, accompagnés de leur professeur d’Histoire-géographie) a pu rencontrer la résistante Jeanine Morisse-Messerli, âgée de 95 ans, au sujet de laquelle nous avons consacré l’un de nos courts-métrages. Très émus, après lui avoir montré “son” film, nous lui avons posé quelques questions, auxquelles elle a bien voulu répondre.

Nous avons retranscrit cette interview ci-dessous, touchés par son désir de transmission. Nous avons choisi d’inverser l’ordre de quelques questions, afin que cette retranscription respecte un déroulé plus chronologique, et soit plus facilement compréhensible. Nous vous invitons, aussi, à écouter quelques extraits audio de cette interview, en suivant des liens externes, disséminés dans cet article, nécessaires pour valider l'authenticité de ce qui suit.

Jeanine Morisse-Messerli découvre le court-métrage réalisé sur la base de son témoignage (et présent sur ce site).

Que pensez-vous de la vidéo que nous avons réalisée sur la base de votre témoignage ?

Jeanine Morisse - Cela m’a un peu remué, mais c’est très bien. C’est ce qui s’est passé. Dans mes souvenirs.

Quelles émotions cela vous procure-t-il?

JM - Cela remue trop de choses. Il le faut ...

Le film est-il plutôt proche de ce qui s’est réellement passé ?

JM - Oui. Ce n’est pas tout à fait ce que j’ai vécu mais l’ambiance y est, c’est très bien. Ce n’est pas du tout exagéré. Après la publication de mes souvenirs, une amie qui a été à la Poudrerie avec moi m’a téléphoné et m’a dit que je n’avais pas été assez méchante (rires).

Quelles sont les raisons qui vous ont poussée à rentrer dans la Résistance ?

JM - C’était normal ! Ça tombe sous le sens ! On venait de capituler, on essayait de nous mettre un gouvernement qui n’était pas un gouvernement, qui était tout à fait à la merci des Allemands. Et puis,  moi, j’avais papa qui était en captivité : il avait déjà fait 14-18 et là, il avait été arrêté juste au moment où il y eu la débâcle. Il a fait 2 ans en Allemagne en plus ! On avait nos Français qui étaient emprisonnés : il y avait 2 millions de prisonniers. Non, c’était normal : on ne pouvait pas supporter l’occupant, ses drapeaux et ses bottes ... non ! Si vous aviez des gens qui occupaient votre appartement, qu’est ce que vous diriez ? Vous feriez tout ce que vous pourriez pour les faire partir.

Etiez-vous consciente des risques que vous preniez ?

JM - Oui. Je vais vous dire...quand j’ai été présentée à notre chef de réseau, dans un petit café, la première chose qu’il m’a dite était : « Est-ce que vous avez peur de mourir ? » On était tout de suite dans l’ambiance. Mais on était pris dans toutes les choses à faire pour la Résistance. Et, d’un autre côté, c’était passionnant, il faut dire la vérité : c’était la grande aventure et on savait pourquoi on le faisait.

Quel est le souvenir le plus marquant que vous avez gardé de votre expérience résistante ?

JM - Cela s’est passé à Fonsorbes, avec Michel de la radio qui était un type épatant, et puis Daligny et son amie Yvonne, qui avaient les bras ouverts à tous. C’est incroyable, tous les gens qu’ils ont dépannés, et les Résistants qui se cachaient chez eux. C’était toujours chez eux qu’on allait : ils ont été fantastiques. Ils cachaient des tas de gens qui étaient recherchés et, à table, où on était nombreux, il y avait toujours une place libre. Alors un jour, j’ai demandé à mon amie Yvonne [pour qui était cette place]. Elle m’a répondu  : « mais c’est pour un passant ! ». La belle fraternité !

A votre arrivée aux camps, qu’avez-vous ressenti ?

JM - Je dois vous dire qu’en arrivant à Ravensbrück, quand on a quitté le wagon qu’on avait habité pendant trois jours, et qu’on arrivait avec le froid, les chiens et tout le reste : j’ai cru entrer dans le mal. Vraiment. Le mal. Et je l’ai senti durant toute ma présence à Ravensbrück, ce mal sur nous. C’est bizarre, c’était une sensation… (silence). Lorsqu’on est partis en kommando, je me suis dit : « je suis sauvée ». Je ne l’étais pas encore, mais c’était l’impression que cela donnait.

Comment vous êtes vous échappée du Revier, de l’infirmerie de Ravensbrück, comme vous le racontez dans votre livre de souvenirs ?

JM - Je veux qu’on sache tout, mais je ne sais pas. Quand j’ai vu ce qui se passait avec ma voisine (cf. court-métrage sur Jeanine Morisse), et qu’une prisonnière venait de décéder, et toutes ces prisonnières plus ou moins malades qui se sont précipitées sur elle ... tout un tas de pensées a traversé mon esprit. Je me suis dit : « mais où sommes-nous ? ».  C’est à ce moment là que je me suis rendue compte de la misère qui pesait dans ce camp. Alors je me suis levée ... j’ai eu une protection, je ne sais pas : mon ange gardien. Je suis allée au placard, là où ils avaient mis nos vêtements. Ils y étaient. Il n’y avait personne.

 

J’ai vite enlevé ma chemise, mis mes vêtements. J’ai traversé le hall : on ne m’a rien dit ! Je suis passée, et je me suis retrouvée dehors. Je ne savais pas où j’étais, j’ai mis du temps à retrouver mon block. Lorsque je l’ai retrouvé, je me suis fait très mal accueillir. Mes camarades disaient : « mais pourquoi tu reviens ? On allait te soigner ! ». Je leur ai raconté. Deux autres camarades y sont passées, et elles ont compris ce qui se passait. C’était affreux [...].

 

Il faut vous dire : chaque déporté vous racontera quelque chose ... il faut les croire ! Il y a des camps plus durs que les autres : il faut absolument croire tout ce qu’on vous dit. Vous ne vous tromperez pas, ça été bien pire que ce qu’on vous a dit.

 

Je vous remercie [pour votre travail] : il ne faut pas qu’on oublie. Il ne faut pas que ça recommence.

Photographie de notre entretien avec Jeanine Morisse-Messerli, résistante déportée à Ravensbrück

Aviez-vous l’impression d’être traitée comme un être humain, à Ravensbrück ?

JM - Non, absolument pas. Je ne peux pas dire que nous étions traitées comme des bêtes, mais c’était entre les deux. Moi, j’ai fais une quarantaine fermée à Ravensbrück : on nous avait mises dans un block où il y avait eu des diphtéries, des typhoïdes, tout y était passé. On nous avait mises dans ce block sans le désinfecter, nous laissant les mêmes couvertures. Vous voyez ... l’humanité.

 

On était enfermée là dedans, on n’avait pas le droit d’ouvrir les fenêtres alors ... on les ouvrait le soir, pour quand même s’aérer, et on faisait attention de ne pas être vues. Et comme on était dans des lits à étages, celle qui était tout en bas recevait tout l’air frais : il y a eu des tas de maladies. Non, on n’a pas été traitées avec humanité.

 

Je n’ai pas été battue, ne croyez pas ça, mais j’ai été très secouée par la Gestapo vu que j’ai été arrêtée deux fois. Donc la deuxième fois, ils n’étaient pas contents.

 

Quand on était à la poudrerie et qu’il faisait du moins 25, on a été sauvée par le directeur qui nous a fait entrer dans la poudrerie. On travaillait d’abord au wagon, qu’il fallait amener jusqu’au train. On était toujours les onze ensemble, heureusement. Une de nos amies s’écroule dans la neige. On se précipite. On avait un sale boche qui nous tapait dessus avec un gourdin. On se replie. Elle ne pouvait plus parler : elle avait une diphtérie. A ce moment là, arrive un groupe de SS avec un civil. Le civil s’arrête, voit ça et commence à parler. Là, une de mes amies se jette sur lui, le prend pas le col de sa veste et dit : « Salaud ! Salaud ! Tu vois ce qu’on nous fait ! On nous fait crever dans la boue ! ». On s’est dit que cette fois, on était bonnes… Le civil appelle un interprète. On se rend compte qu’il parle français, et il nous dit : « qui êtes-vous ? ». Une s’exprime : « Je suis infirmière ». Il se tourne « Et celle-là? »,  l’intéressée répond  : « Je suis secrétaire à l’institut médico-légal à Paris ! », « Et celle-là? », « Etudiante aux beau-art ! », et c'est alors qu'il rétorque : « Ah! La jeunesse Française! ».

 

Ils sont partis, tous, avec les SS. On rentre au block. On se dit : « Qu’est ce qu’il va nous arriver ? ». Mais on avait déjà tellement eu peur qu’on n'avait plus peur. On va bien voir ce qui va se passer. Tout se passe comme d’habitude, le lendemain matin. De nouveau, on part. Il ne s’était rien passé. On arrive à l’usine mais; au lieu de nous mettre à l’entrée; on nous fait rentrer dans la poudrerie, chacune placée à une petite table pour peser la poudre. On était au tiède, on ne peut pas dire au chaud. Et on nous a envoyé des grandes coupes de soupe : un régal ! Ah, il nous a sauvées. Et on l’a sauvé, à la fin, lui.

Avez-vous gardé contact avec des personnes que vous avez côtoyées dans les camps ?

JM - Ah oui. A Compiègne, on était tout un petit groupe. J’avais retrouvé à la prison deux camarades de mon réseau : on était trois. A Compiègne, on en a encore retrouvé une autre, on était quatre du même réseau. Et on a sympathisé avec d’autres. C’est dans le train qu’on a  eu des amitiés, des entraides, des contacts. Ce qui fait que lorsqu’on est arrivé à Ravensbrück, on était un groupe de onze, très scellées. Et on a eu la chance incroyable de ne pas se quitter. Sans la fraternité, moi, je ne serais pas revenue. Autrement, ce n’était pas possible.

Les avez-vous revues après votre retour en France ?

JM - Oui, bien sûr. Il y en a qui ont été malades, qui ne s’en sont pas remises, d’autres qui ont eu des problèmes familiaux auxquels elles ne s’attendaient pas. Il ne faut pas croire que cela a été tout rose en rentrant. Il y a eu des suicides en rentrant : sans doute nous étions nous faits de trop beaux rêves.

 

J’ai encore une amie survivante du groupe des onze : Gigi. Son mari a été résistant aussi. Elle venait d’avoir un bébé [quand elle a été arrêtée], c’est sa mère qui s’en est occupée. Lorsqu’elle est rentrée, deux ans après, elle a eu beaucoup de mal de se mettre, au point de vue affectif, dans le rôle de la maman. Il y a eu des problèmes incroyables : c’est effrayant.

Avez-vous croisé ou connu Germaine Tillon?

JM - Je l’ai connue au retour, mais autrement non. Mais sa maman a été gazée, tout à fait avant qu’elle arrive, parce qu’il y avait les appels, et pendant les appels ils en prenaient une petite quantité, comme ça, pour aller se faire gazer. Et elle a été prise comme ça. C’est vous dire qu’au moment des appels, on se demandait toujours ce qui allait se passer… Il faut le vivre pour réaliser.

Vous pouvez écouter ce passage en cliquant ici (à partir de 7min50).

A votre retour de Ravensbrück, avez-vous éprouvé des difficultés pour témoigner … pour vous confier ?

JM - Oui, je n’ai pas pu. Je vais vous dire : lorsque je suis rentrée et que j’ai voulu parler, parce que j’en avais besoin...avec maman, j’ai essayé. Ses yeux se sont remplis de larmes et elle m’a dit : « tu ne vois pas que tu me fais mal ? ». Je n’ai plus rien dit.

 

Un médecin habitait dans notre rue, il voulait me voir, m’ausculter. J’arrive, il me fait asseoir à son bureau, s’approche et me dit : « entre nous, vous n’avez pas tellement souffert ». Je vous jure ! Je me suis levée, j’ai cru que je recevais un coup sur la tête. Ce type ne me croit pas, mais alors qui va nous croire ? Je suis descendue. Il m’a couru après, et il criait : « attendez, je ne vous ai pas ausculté ». Je suis rentrée chez moi et me suis mise au lit. Ça a été clôt. Ça m‘a fait un choc.

 

Hélas, oui, ça a existé : il ne faut pas que ça recommence. C’est à dire qu’il n’y avait plus de signe d’humanité. On était gardées par des SS, on était dans la Poudrerie en train de peser la poudre. En Allemagne, on crevait toujours de faim, on nous livrait la poudre dans des charrettes tirées par des chevaux et les aufseherins sortaient des gros morceaux de pain et allaient les donner aux chevaux. Alors ça, ce n’est pas passé ! Si seulement il nous l’avait donné, ce morceau de pain... Vous voyez, ce ne sont que de petites choses… mais qui se rajoutent et qui créent une ambiance affreuse. Alors on crevait de faim. Je suis allée voir un docteur, qui m’a dit qu’il ne pouvait rien pour moi : je crevais de faim. Il y avait aussi le froid, le manque de sommeil. Ce dont j’ai souffert le plus, c’est du manque de sommeil. Je ne pouvais plus dormir. Mais on n’avait pas peur, il faut le savoir. On avait tellement peur au début, on s’attendait à tout au début ... qu’on n’avait plus peur.

Qu’est ce qui vous a permis, finalement, de témoigner ?

JM - C’est tout simple. Je ne témoignais pas, je n’en parlais pas, j’essayais de vivre avec, mais on ne peut pas vivre avec un truc comme ça : on le traîne. Et, à la paroisse, un prêtre m’a posé des questions. Je me suis sentie en confiance. Il m’a dit : « je ne peux pas vous laisser comme ça ». C’est alors qu’il m’a mise en relation avec Marie-Hélène [Roques] pour écrire ce bouquin (cf. biographie de Jeanine Morisse). On en a enlevé beaucoup, on ne pouvait pas tout mettre. Le principal des faits y est. Après, je pouvais parler.

Comment avez-vous, finalement, réussi à vous reconstruire ?

JM - Pour vous dire la vérité, j’ai mis 6 ans. J’ai été à la clinique. Quand je suis rentrée, je pesais 27 kilos. On ne pouvait pas me prendre la tension, parce qu’il n’y en avait pas. Je ne me sentais pas malade, je pense que c’étaient les nerfs : j’étais tellement contente d’être rentrée ! Ils n’arrivaient pas à me faire engraisser : le plus que je pouvais faire, c’était 35kg. Et ça pendant des années. C’est mon mari qui a recollé les miettes.

 

(Ensuite, Jeanine Morisse développe le récit de sa reconstruction, mais demande plus tard de ne pas retranscrire ce passage dans notre site internet : par respect pour elle, nous avons réalisé son souhait en coupant ce passage de l’entretien).

L’équipe du site échange avec Jeanine Morisse-Messerli

Votre expérience concentrationnaire a-t-elle changée votre vision de la vie ?

JM - Elle aurait dû, mais non. Après, je m’en suis voulue, j’aurai dû, après tout ce qui s’est passé. J’aurais dû. Mais on doit faire face à des tas de choses auxquelles on ne s’attend pas, [à notre retour]. On est emportés. On croit qu’on en a pour toute la vie [...], mais pas du tout. On a repris le train en marche.

 

On m’a sorti gentiment : « Enfin, maintenant que tu t’en est sortie, il faut reprendre bonne mine ». D’accord (ironique). Nous, on voulait bien.

Vous avez une grande statue de la vierge dans votre entrée : la foi vous a-t-elle aidée?

JM - Oui. Je suis devenue croyante à Fresnes. Jusque là, je ne l’étais pas. Je ne sais pas s’il y a eu un phénomène … mais je ne pouvais pas faire l’autrushe.

Qu’est-ce qui s’est passé à Fresnes pour que vous deveniez croyante?

JM - Il s’est passé quelque chose d’incroyable. Nous avions été condamnées à mort, à Toulouse. On est parties sur Paris et le jugement devait avoir lieu dans les règles. Avec ça, ma mère a reçu mes affaires, la pauvre... A Paris, nous étions punies de colis, de nouvelles et de lettres. Et on est restées huit mois à Fresnes sans lettres, sans paquets. Mais au bout de six mois, je n’en pouvais plus d’être sans nouvelles de la famille, parce que je savais que mes parents avaient été arrêtés, et on m’avait dit qu’ils avaient été libérés.

 

J’ai eu des camarades de cellules formidables : j’étais avec la générale Basse, qui était là parce que son mari était en Algérie. Alors on l’avait arrêtée, elle et aussi sa fille de 15 ans. On l’appelait Justine.

 

A ce moment là, nous étions quatre dans la cellule (parce qu’on a été jusqu’à cinq). Et [la générale] me voyait … Et puis un jour, elle me dit :  « Mais Niquou, vous ne pouvez pas rester comme ça, il faut prier ! ». Je lui ai répondu : « Je ne peux pas prier puisque je ne crois pas ! ». Elle me dit : « Mais enfin, vous ne croyez pas ... mais vous avez été élevée dans la religion catholique ? ». J’ai dit: « Oui, ça c’est vrai, j’ai fait ma première communion, mais depuis : zéro, je ne crois pas. Quand je vais à la messe, j’ai l’impression d’être au théâtre. Je ne crois pas ».

 

Alors elle me dit : « Bon, écoutez, dans tous les saints, il doit bien il y en avoir un que vous aimez mieux ? ». J’ai dit : « Oui, il y a une chic fille. Il y a Sainte Thérèse de l’Enfant Jésus ». Elle me dit : « Et bien, on va la prier ».  Je lui ai répondu : « Je ne peux pas, honnêtement, je ne peux pas ». On avait une camarade qui était très très de gauche dans la cellule : alors elle lui a demandé : « Dadet, si on se met à genoux pour lire le chapelet, qu’est ce que vous allez dire? ». « Que vous ne jetez que des ondes bénéfiques » ... Alors nous voilà parties à dire une dizaine de chapelet. Et elle me dit : « Vous commencez votre prière comme ça : “Je ne crois pas mais si vous êtes quelque part et que vous m’entendez, répondez moi” ». Alors, elle m’a fait faire la neuvaine et, pendant neuf jours, matins et soirs, nous faisions notre chapelet…

 

Les Allemands donnaient les paquets le mardi et le vendredi. Notre neuvième neuvaine finissait un dimanche. Tout d’un coup, un dimanche, on entend des hurlements à notre étage. Des gens qui s’attrapent entre eux, en Allemand, et un grand « boum ! » contre la porte. Alors notre générale, Justine, se baisse, regarde et dit : « C’est du papier, oh ça c’est bizarre ». Là-dessus, l’adjudant d’étage arrive et puis - il savait que je ne recevais pas de paquets - il voit dessus mon nom. Alors qu’il n’avait pas le droit non plus de distribuer les paquets hors du mardi et du vendredi ! La porte s’ouvre avec un grand coup de pied : je vois arriver un gros paquet avec l’écriture de maman, en bleu, ce qui voulait dire que toute la famille était vivante, autrement elle l’aurait mis en noir. Vous savez, quand on est dans des peines comme ça, on a des petits points de repères. Avec son poignard, il fait sauter la ficelle. Et là, posée sur le paquet, une image … de Sainte Thérèse de l’enfant Jésus, avec un chapelet.

 

Mais vous savez, j’étais tellement bouchée et bourrique, faut dire la vérité, que je me suis dit : « c’est une coïncidence ». Alors je me suis dit : « je vais rien dire à personne, je vais me faire une petite neuvaine toute seule, faire ma petite prière, et puis on va bien voir ». Je fais une petite neuvaine, toute seule, le soir, quand je suis dans ma paillasse : je dis une dizaine de chapelets, toujours les mêmes.

 

On croyait tous que Michel, notre radio avait été fusillé car il avait eu des histoires rocambolesques avec Robert, l’espagnol. Et je demande, s’il est toujours vivant, de le voir. Faut être bourrique ! Au bout de 3-4 jours, je deviens jaune, d’un jaune citron … [il faut dire que] je suis partie en Allemagne avec une jaunisse carabinée, qui m’a durée toute ma déportation à Ravensbrück. Mais, à ce qu’il parait, c’est ce qui m’a sauvé. J’ai donc fini ma neuvaine, j’étais jaune. La surveillante d’étage ouvrait la porte et elle me faisait : « Nein! ». Et elle refermait la porte. Elle ne voulait pas me soigner. Alors ça, ça a duré et puis, 1 ou 2 jours après ma neuvaine, elle me regarde et elle me fait « Ya! ». Et elle me fait descendre.

 

J’arrive dans le grand hall en bas, et il y avait quatre ou cinq camarades qui étaient jaunes comme moi, qui avaient la jaunisse. Il y avait une petite épidémie. Je ne sais pas comment je l’avais attrapée, mais enfin, je l’avais. Et là, c’étaient les hommes qui étaient à l’infirmerie qui passaient, à peu près à un mètre. La porte s’ouvre, les hommes commence à passer et puis je le vois : Michel ! Alors là, je me suis dit : « ma vieille, tu ne peux plus te boucher les yeux, les oreilles, tout ça».

 

Je vous dis ça, mais c’est arrivé une fois et ça ne m’a pas empêchée d’être déportée. Je vous dis ça parce que ça s’est passé... Et puis, on a toujours senti une protection. Je crois que Thérèse ne nous a pas quittées de l’œil. Parce qu’une fois, on était à Leipzig, on avait été nommées équipe de déblaiement pour une usine, vous voyez ... les costauds pour faire du déblaiement. Au bout de trois jours, ils ont trouvé qu’il n’y avait pas assez de rendement et ils nous ont faites rentrer à l’usine : on était des milliers, dans une espèce de grand hall. Il y avait un groupe de SS qui était là, et ils en montrent une du doigt : c’était notre Croquette, notre chef de groupe. Elle arrive, en roulant des yeux et en se demandant ce qui allait se passer. Et puis là, ils en prennent une vingtaine, et sur la vingtaine, il y avait les onze. Voilà, des trucs comme ça.

 

Vous pouvez écouter ce passage en cliquant ici.

Est-ce que vous pensez que cela pourrait arriver de nouveau ? Ce processus de déshumanisation ?

JM - Ce serait affreux ... il ne faut pas penser à ça (silence). Il y a toujours, quand même, dans chacun, un petit sens d’humanité. Un petit sens qui fait que, quand même, il y a certains geste qui se font... Non, c’est pas possible...

Que doivent faire les jeunes générations pour éviter que cela ne se reproduise ?

JM - Premièrement : il ne faut pas faire de fanatisme. Il ne faut pas se laisser emporter par des idées, et il faut bien les mesurer. Quand on voit Hitler en train de faire un discours, et tous les autres qui l’acclament... enfin, après, quand ils ont compris, il y en a beaucoup qui ont reculé. Donc surtout : pas de fanatisme. Et la paix ! Mettez la paix en vous, elle se répandra près des autres. La paix moralement, la paix physiquement, la paix !

L’ensemble de l’équipe du site derriere-les-matricules-cnrd2017.fr avec Jeanine Morisse-Messerli (publication avec son aimable autorisation).